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BUCAREST

Un matin de février à Bucarest

2011

Versiunea in limba romana



Il faisait un temps délicieusement glacial ce matin à Bucarest. Le ciel était d'un bleu printanier mais le froid paralysa presque ma mâchoire. La première personne que je vis et entendis en sortant de chez moi était une vendeuse de journaux au coin du boulevard Iancu de Hunedoara et de la Strada Roma. Elle avait posé ses journaux sur une petite table de camping, j'aperçus l'un d'entre eux qui devait avoir la même page trois que certains journaux populaires britanniques. Je continuai sur le Boulevard Iancu de Hunedoara en direction de la Place Victorei d'un pas qui ne pouvait être que rapide puisqu'il s'agissait de me rendre au travail. J'évitai tout autant les plaques de glaces que les chiens, le souvenir de ma dernière morsure, il y a quelques jours à peine, qui m'avait conduit chez le pharmacien et le médecin étant encore bien vivace. Une rue de Bucarest sans chien errant n'est sans doute pas une rue de Bucarest et lorsqu'il fait froid, nombreux sont ceux qui comme aujourd'hui trouvent refuge sur une bouche d'aération car sous ces bouches se trouvent aussi les tuyaux du chauffage de la ville laissant même parfois comme ce matin de la vapeur s'y dégager. Je jetai ensuite un coup d'oeil sur le thermomètre d'un immeuble de bureaux. Il indiquait moins cinq. Près de là, un chauffeur de taxi et un automobiliste menaient une conversation animée alors que leurs véhicules respectifs restaient immobilisés sur le boulevard. Les Roumains qui d'habitude m'apparaissent réservés et calmes peuvent aussi s'engueuler pensais-je.

Je m'approchai de la Piata Victorei, une place immense aux hauts immeubles surmontés d'enseignes publicitaires où aucun piéton, à moins d'être inconscient, n'oserait s'aventurer en dehors des passages cloutés. Heureusement, le matin pour me rendre à mon travail je me contente de la longer en passant devant le siège du gouvernement ne devant prêter attention qu'aux limousines qui y entrent ou en sortent avant de m'engouffrer dans une bouche de métro. A peine descendu les premières marches, ma vision se troubla tant mes verres de lunettes étaient envahis des mêmes vapeurs chaudes appréciées par les chiens. Bien qu'handicapé par cette buée, je courrai jusqu'au métro même si en cette heure de la journée, il ne faut jamais véritablement l'attendre. Je rentrai dans la rame et restai debout car il était comme à son habitude trop bondé pour que je puisse m'asseoir. Trois stations après que j'y sois rentré, le métro arriva à la station Pipera, le terminus de la ligne.

Il y avait quelques personnes devant moi au moment de sortir de la rame. Ce ne sera pas encore aujourd'hui me dis-je que je serai parmi les premiers à courir vers l'escalier qui comme les champions d'un marathon sont les premiers sur la ligne de départ laissant les milliers d'anonymes attendre leur tour dans la cohue. Une fois sorti de la station, je fis encore attention aux chiens et aux plaques de glaces d'autant plus qu'il s'agissait de traverser une ligne de tram, puis parcourus les quelques centaines de mètres qui me séparaient encore de mon lieu de travail. J'évitai encore quelques personnes qui comme tous les jours distribuaient des publicités pour des pizzas ou autres repas à emporter. Mes poches étant déjà bien pleines de ces dernières et vu le froid, mes mains bien enfoncées dans ces mêmes poches étaient encore moins enclines que d'habitude d'y sortir, ne fût-ce que pour quelques secondes.

J'entrai ensuite dans le dernier tronçon du boulevard Dimitrie Pompei qui souvent me fit penser à la rue Colonel Bourg de Bruxelles car au boulevard Dimitrie Pompei de Bucarest comme à la rue Colonel Bourg de Bruxelles se trouvent deux opérateurs de téléphonie mobile. A Bucarest comme à Bruxelles, ces derniers sont installés dans des bâtiments très modernes à l'allure massives et de forme parallélépipèdes, reconnaissables bien sûr, grâce à leurs enseignes mais aussi par la présence devant l'entrée de jeunes gens qui, même lorsqu'il fait froid, un GSM dans une main et une cigarette dans l'autre s'offrent une pause entre un coup de fil à donner, une facture à envoyer ou un dossier à boucler en gravitant devant le bâtiment tels des abeilles devant une ruche.

Je pensai un instant à l'actualité car derrière Orange en Roumanie ou Mobistar en Belgique se cache l'actionnaire majoritaire, France Telecom. Une société qui, en France a connu entre 2008 et 2010 parmi ses salariés ce que la presse a appelé "une vague de suicides". Si la direction affirma que le taux de suicide n'était pas plus élevé que les années précédentes, les syndicats mais aussi un rapport de l'inspection du travail mirent directement en cause la restructuration du groupe impliquant licenciements et mutations forcées. Espérant que de pareils drames n'affecteront jamais la rue où je travaille, je me sentis cependant bien incapable de réfléchir sur la possibilité ou l'impossibilité d'un management humain dans le monde d'aujourd'hui, pensant surtout à arriver à temps sur mon lieu de travail.

Finalement, je sortis une main de mes poches pour prendre un badge placé dans la poche intérieure de ma veste car tout au bout du boulevard, dans un de ces deux bâtiments se trouve aussi la multinationale pour laquelle je travaille. J'y entrai, plaçai le badge sur un des tourniquets du hall d'entrée et acceptai ainsi d'échanger ma liberté contre quelques lei, glacé et revigoré en même temps.